jeudi 25 janvier 2024

Le chant de la migration : poème xxi

 

C.P. Marie Luna Jean-Jacques

Mon premier jour comme prof de littérature à Paris 8, ma sœur me demande : "de grâce, sois élégant mon frère, - au moins pour moi. Pour la mémoire d’une mère qu’on a perdu ensemble. Il y a une certaine façon de s'habiller, de se tenir debout, de marcher dans la veste, de s'asseoir, et tout le reste. L'homme n'est pas seulement parole."

Je voudrais bien faire plaisir à ma sœur. J’essaie des vestes. Des slips. Voilà ! Des façons de marcher dans l’Impasse de la Mothe Hugo et tout le reste. Je ne t’ai pas demandé la parole. Tais-toi! Que ton silence s’explose dans la photo. Pas mal. Je t’apprendrai à poster plus tard. Ce soir. 

Elle est fière de moi. Ou d’elle-même. De son œuvre inachevée travaillée incessamment dans sa pensée de migrante enracinée. Je fais semblant de ne pas comprendre les cicatrices fraîches de son parcours en Europe même si elle ne les cache pas. Parfois j’ai envie de lui dire que dès lors qu’on croit avoir un chez soi, on est condamné à être chez les autres, car même Martissan appartient à Tilapli. Haïti à un certain Monsieur Clinton, compagnon de Dessalines dans la guerre de l’indépendance. Aux Indiens en vrai, pense Kishi, si ces Européens ne nous avaient pas tous massacrés. 

Je prends le bus 356 vers Saint-Denis Université. Deux Allemands échangent maladroitement sur le projet de l’extrême droite. L’homme n'arrête pas de gratter ses cheveux blancs. Depuis quelques semaines, il apprend à utiliser les codes de la gauche. C’est normal puisque le mal vient du côté opposé. Il supporte mal l’idée d’être séparé de son pays. Il y est né. Il y a fait des études. Y a travaillé dans le secteur médical. C’est un employé du C.H.U. de la Charité à Berlin. 

Le 356 s'arrête à la Gare de Saint-Denis Université. Je traverse la rue Liberté, ruisselant de bonheur. Mais, la porte d'entrée de Paris 8 est bloquée par des poubelles taguées : “ non à la loi Darmanin sur l’immigration”. Je n’arrive pas encore à me défaire de ma méfiance face aux paroles qui sortent de la bouche des journalistes, quelle que soit la couleur de leur langue. Certainement on avait annoncé un “peyi lòk” à Paris. Et je suis arrivée juste à la fin. Trop tard pour voir les braves gens installées la banderole dénonciative sur le fronton de l'Université. 

Trois agents de sécurité évacuent les obstacles. Je viens de rater mon premier “peyi lòk” à Paris. Nous rentrons tous. Timidement. Sans expression particulière. Je reçois des courriels d'étudiants qui veulent savoir si le cours aura toujours lieu. Entre ce que je crois savoir et ce que j’ignore sur les stratégies de revendication en ce monde il n’y a pas de vide. Mais, toujours le drap lourd de l’incertitude. L'indécision chirurgicale.  




Jacob Jean-Jacques
Université Paris 8, rue Liberté 
Écriture ambulante de Impasse de la Mothe Hugo à Université Paris 8
Le 25 janvier 2024
16:40

Le chant de la migration : poème xxi

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